Sergueï Loznitsa
L'invité automne-hiver 2006
«…Nous vivons dans un monde renversé. Quelques années à peine nous séparent de ces temps où les trains, les sirènes de bateaux, les tempêtes, l’homme même étaient muets. Seuls les sourds n’entendaient pas ces figures vertigineuses qui mettaient l’onde sonore en un tel état d’ébullition, de transe, qu’elle en sortait comme purifiée, exsangue, aphone, ayant touché par dilatation à son extrême pôle panique, le silence. Pour n’être que mental, le son manquait-il d’être réel ? En tout cas il ne manquait pas d’être ! […]
Le film muet nous avait donné le monde sous les espèces du silence ; il avait fouillé les zones obscures de l’homme et y avait trouvé les actions héroïques, les contes de fées, les cauchemars, l’épouvante ; l’apparence lui étant refusée, il fut forcé d’exprimer le sous-jacent, le sous-cutané. […] Et voilà que le deus ex machina met au monde le film parlant ! Parlant ? Non, bavard ! La parole avait déjà beaucoup sur la conscience, mais elle n’était jamais tombée si bas qu’on ne pût la relever. […] Le film parlant n’est vraiment bon que dans la mesure où il est muet. L’essai n’est pas difficile : arrêtez le son du Chemin de la vie, rajoutez quelques sous-titres ; c’est un film muet admirable. Trouvez-vous par contre dans une salle de projection où, pour quelque travail technique, on passe l’image seule d’un film parlant courant ; c’est à en mourir de rire. […] Le cinéma muet permettait un “ malentendu ” à la fois merveilleux et efficace ; il permettait aussi, autour de lui, comme une marge, une frange de réaction, parfois très violente, une frange de ciné-poème…»
Benjamin Fondane, Cahiers jaunes, n° 4, 1933