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La songeuse perpétuelle
Un ouvrage 
de Marie Frering
Quidam éditeur, 2005
80 pages, 10 euros
ISBN 978- 2-915018-27-1
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Critique

La songeuse perpétuelle

par Antonio Werli
dernièremarge.overblog.net - 19 novembre 2008

Apprendre des mots : érable, cerisier, mimosa, acacia, anorak, laurier, houx, eucalyptus, salamandre, jésus, érable, caïn, orchidées, abraham, cassis, groseille, abel, chêne, cyborrhodon, cassation, fougères, départ, carbonisé, qui-vive, abat-jour, casse-noix, vert-bleu, sous-entendu. Des chantiers arrêtés en pleines poutrelles tendues vers le ciel, appelant des étages inexistants.

Joli portrait de l'enfance, évocation enchantée, Désirée est servi par une écriture imagée, jouant des registres de langue et de la diversité de vocabulaire, qui rend aux mots toute leur puissance d'évocation (au vu de la dose de superstition et de croyances contenues, je devrais probablement dire d'invocation) élaborant de belles images poétiques. La construction en fragments, qui se répondent par images et associations de métaphores, laisse le temps à l'ellipse de s'immiscer dans le récit, et de les laisser courir dans le crâne du lecteur.

Désirée: un beau contre-point, enchanté, aux monstrueux enfants ballardiens de Pangbourne Village que j'évoquais l'autre jour... et, peut-être, petite soeur de Tracey, l'adolescente en mille morceaux aux intuitions et visions toujours enfantines malgré la perte de son innocence.

Les Editions Quidam réussissent un joli sans faute en cette fin d'année.
Les trois derniers livres publiés ont de très belles qualités, et pour ainsi dire, pas de défaut (Acceptons-les négligeables, quel livre n'en a pas ? C'est souvent le temps qui nous le dit, le temps de nombreuses et longues lectures attentives, s'ils ne sont pas visibles comme le nez au milieu de la face).

J'ai causé trop brièvement de La Vie Pétrifiée de Nils Trede, je réserve un sort particulier à Rome, regards de Rolf Dieter Brinkmann (traduit de l'allemand par Martine Rémon), et je parle aujourd'hui de Désirée de Marie Frering. Je répète une nouvelle fois qu'il va falloir compter avec cet éditeur, qui fait preuve de goût, d'exigence, de risque et de passion, à l'instar de maisons jeunes que j'aime et dont j'ai souvent causé, (comme Les Allusifs ou Passage du Nord-Ouest dont les catalogues sont sans concessions à un point presque irréel) et qu'on met trop de temps à découvrir. Il y a déjà trente livres au catalogue et on se dit, j'ai raté le train en marche. A vrai dire non, ça court toujours et il est encore temps de sauter.

S'agissant de Quidam donc, sur ces trois livres la prise de risque est plus que tenue : deux premiers romans très agréables et un livre hors-norme (pour un auteur quasiment inconnu de ce côté du Rhin). Prise de risque mais aussi exigence, curiosité et attention de l'éditeur, puisque chacun des trois possèdent des formes très différentes, tout en donnant à lire de véritables écritures. Et puis au fond, on sent le choix de l'éditeur, on sent à la lecture, à force, ce qu'il aime, ce qui le fait s'émouvoir et pour ceux des livres que j'ai lus de son catalogue, je commence à cerner le plaisir des textes probablement éprouvé par lui qui donnent à plonger dans des âmes de personnages forts, des psychologies riches, surtout des mondes intimes à l'intérieur de l'espace plus vaste de l'existence, même absolument fictionnel, et un rapport passionnel à la langue qui n'épargne jamais le style (poussé à l'expérimentation dans le cas d'un B. S. Johnson ou d'un Reinhard Jirgl ou capable d'une économie de moyen imparable dans le cas d'un Nils Trede). Enfin, j'arrête là cette petite radiographie en manière d'éloge, et je vais tenter de partager le plaisir de ma lecture de Désirée de Marie Frering. Si j'écris tout cela c'est parce que j'aime sentir que quelqu'un (un quidam qui ne reste pas n'importe qui puisque identifié par son catalogue) a fait le travail de lire un texte pour moi, de me le conseiller et de me le transmettre sous forme de livre. 

Désirée est une petite novella de soixante-dix pages. C'est court, et pour conclure avant même de commencer : c'est trop court ! On trouve assez souvent des longueurs dans certains textes, ici, au contraire, il y a presque eu trop de coupes si je puis dire. Ce qui répond parfaitement à l'un des motifs du texte : Désirée est une petite fille qui s'amuse à découper aux ciseaux les mannequins-enfants des catalogues de vente par correspondance et d'organiser des batailles rangées très vivantes avec ces êtres de papier. Mais revenons quelque peu en arrière afin de mieux rencontrer ce petit personnage.

Désirée est née dans les bras de sa tante Nami et son oncle Pelam. "Lorsqu'on demande à Désirée où sont ses parents, elle répond fièrement qu'elle est un enfant posthume, nul ne sait où elle a appris ce mot, mais son efficacité plaît à Désirée." "Tante Nami est marchande foraine. Son bazar va de la coutellerie fine à la taillanderie." Le quotidien de Désirée est simple, ainsi que son décor, hormis le bazar et l'atelier de couture.

Mais au sein de cette simplicité, de cette épure du quotidien, de cette économie de l'existence, se love le rêve permanent de Désirée : l'enfance comme vie et vision du monde qui laisse à la magie toute place pour son expression. Des petites choses du quotidien, d'un objet, d'une action, d'un souvenir, et, en fait, d'un mot à chaque fois, Désirée recrée dans une rêverie sensible le monde enfantin qui dédouble la réalité. Elle vit presque à-côté. Elle se rapproche, dans une généalogie imaginaire, elle qui est sans parents, des autres "enfants posthumes", qui d'ailleurs "font à un moment une fête d'anniversaire" :

Ils se retrouvent des quatre coins des pages du monde. Ils ont invité aussi Rémi et ses chiens, Tom Saywer et Huckleberry Finn, David Copperfield et d'autres éternels. Pip préside. Désirée est son Alice. Tristram passe les plats. (...) C'est un congrès, une conférence de graves et joyeux oiseaux. Aucune désolation, c'est bien d'une refondation mystérieuse qu'il s'agit. (...) Désirée rêve, Désirée lit.

Le lit de Désirée est un drap de mots soudé aux articulations. 

Animée d'une songerie permanente, Désirée est une petite fille à la tête-en-l'air. Ou, et cela convient aussi bien, elle a une acuité particulière au langage, et sait dénicher les mots de pouvoir, la magie interne aux palabres qui ouvrent la boîte de l'imagination. Chaque mot, commun ou érudit, est une clef qui ouvre au pays des merveilles. Désirée les collectionne, et les manie sans cesser, inventant de petits mondes :

Entre les rêveries emprisonnées dans les objets, les songes coincés entre les pages des livres, il y a aussi le fantasme d'autres vies et d'autres identités. La généalogie des personnages-enfants évoquée plus haut est alors remplacée par le fantasme de Désirées précédentes, auxquelles elle doit bien ce qu'elle est : tour à tour "double chaloupe baptisée Désirée quitt[ant] Nantes pour caboter vers Brest le 30 septembre 1806" et allant se fracasser sur les bords du temps, couturière-spirite qui échoue sans abri dans la rue, prisonnière au sort bien triste, papetière ancienne qui perd ses raisons lorsque la papeterie brûle et "tourne une page de [sa] vie".

Et si elle reste silencieuse, c'est l'oncle Pelam qui lui raconte des fables ou des paraboles, pleine de réflexions d'une métaphysique toute humble, que Désirée ne sait pas écouter (elle ne réfléchit pas, elle vit et sent). Désirée est alors un miroir dans lequel Pelam se voit et lui permet, par le conte, de se poser d'essentielles questions. Mais elle, songeuse, ne se regarde pas : « Elle fixe le miroir du salon, son cadre en bronze, ses deux pieds ouvragés en faux ceps de vigne, ses deux bras qui le retiennent à la tablette de marbre, ses deux oreilles, étrange décoration qui, pense Désirée, est là pour qu'on s'y accroche lorsqu'il faut s'y regarder.»

Enfant solitaire, songeuse perpétuelle, peut-être enfant "autiste", sans second degré, sans prise de distance sinon vers l'imaginaire, la petite Désirée apprend à ses parents adoptifs à voir autrement ce qui ne semble pas avoir de saveur, ce qui a perdu la magie des premières fois.