Quelques citations de Marie Frering Marie Frering - bannière
Rémora sous le pont de l’Abattoir

Rémora sous le pont de l’Abattoir

Rémora :
1. Le mot désigne un poisson téléostéen pouvant s’attacher par un disque adhésif à de plus gros poissons dont il partage la nourriture. Il était sensé pouvoir arrêter les bateaux mais aussi les conduire.
2. Emploi métaphorique et figuré à propos d’une personne ou d’une chose qui fait obstacle, qui retarde.

Le saumon saute par bonds puissants et légers le cours dolent ou puissant des fleuves…
La remonte. Encore aller à l’envers pour aller de l’avant, l’eau claque dans la gueule. Ici, en-dessous, au milieu du pont, ce qui semble un étrangloir est un bondissoir pour le poisson qui remonte. Autrefois de nombreux saumons remontaient l’Ill et les rivières d’Alsace. Ils pesaient jusqu’à un demi-quintal et en 1647, on débita en un même jour 143 saumons sur le marché de Strasbourg, un hauf salmen, ancienne mesure strasbourgeoise était la neuvième partie du saumon (Léonard Baldner, 1660, premier grand naturaliste alsacien et descripteur des habitants des rivières). 
Il y a une dizaine d’années, j’ai vu un poisson sauter entre ces deux murets au milieu de l’Ill. Grâce à un ami photographe (patient ou vif) qui s’y trouvait à ce moment-là. La preuve existe. Comment connaissait-il encore, ce poisson d’aujourd’hui, le passage aménagé ? Comment savait-il, le jeune photographe, qu’il était possible d’attendre autre chose que des bateaux de touristes remontant cette rivière ? 
Joie soudaine.
Quelle différence entre révélation et révolution ? L’une regarde et l’autre bouge, peut-être ça. Aujourd’hui nous attendons que les lieux et les êtres se révèlent – pauvre saumon emballé en format A4 aux galeries gourmandes, se révélant si facile à chiper, glissé dans nos classeurs ! – les révolutions inscrites dans les organismes sont tellement désuètes, comme cette pauvre remonte à poissons ici.
Nous fabriquons de foutus espaces, inspirés par les schémas électriques : parallèles, va-et-vient, série, dérivation. Les seuls saumons à Strasbourg sont encore quelques cyclistes qui narguent les voitures comme des taureaux à la corrida. Eux aussi pourtant on leur a construit des remontes. Pour autant cette ville tourne dans sa bague de fer (pan de ciel vide dans la bague de l’homme de fer). 
Et pourtant nous sommes de cette ville, aussi fiers du prix élevé affiché aux galeries gourmandes sur nos corps en tranches que sûrs de posséder encore en nous la force des saumons.
Qu’on saute et avec ça qu’éclatent les éclatants cercles de fer qui baguent nos fronts. Nous connaissons le goût gras du saumon, la musculature qui permet de bondir nous manque, nous manque.

Pleurez-vous lorsque vous mangez du saumon ?
Pleurez-vous lorsque vous rencontrez des abeilles ?
Pleurez-vous lorsque vous voyez un nuage pourpre ?
Pleurez-vous lorsque vous ne savez plus quoi lire ?
Pleurez-vous lorsque vous sentez vos forces vous manquer pour remonter le courant ?


Marie Frering, février 2005