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Les vaines représentations

Les vaines représentations d’Agnès Thuin

Des visages, des corps infiniment petits, marchant, se tordant, s’offrant ; voisins, foules, amants ou solitaires, vivant sous l’œil de dieux indiscrets qui de temps en temps les regardent de haut, de leur gigantisme. Eux continuent de vivre indifférents à l’œil qui vient de les saisir, de les scruter. Eux, les Minuscules renvoient dans l’œil des Majestueux leur majesté indépendante. Ce n’est pas notre regard qui leur donne vie, ils n’attendent pas d’être vus pour vivre. Ils ne changent rien à leur mode de vie lorsqu’ils sont vus. Là est l’œuvre d’art reliée à l’œuvre humaine, capturable mais impossible à capter, si minuscule soit-elle. 
Là est écrite, sur ces pierres et ces bois, une posture humaine libre.

Pour introduire aux œuvres d’Agnès Thuin, petit détour descriptif : dans des vitrines qui pourraient sembler au premier abord des vitrines de collection minéralogique sont exposés des pierres et des bois. Sur chacun d’eux, un compte-fils ; le visiteur y colle son œil et découvre sur la pierre ou le bois de minuscules peintures ou sculptures. A l’œil nu on ne voit qu’une tache d’à peine quelques millimètres.

De quelques-unes unes des « Vaines représentations » :

« Le lointain » : sur un bois flotté, deux têtes dont l’une s’adresse au ciel, l’autre nous regarde, on y verrait une même tête avec notre mouvement à nous d’interrogation du ciel et d’interrogation de l’autre, celui qui est face à nous, à hauteur de notre regard.

« Mise à mort » : une grande madone nue, la jambe droite pliée au niveau du genou, se tient en spectatrice du chaos, est-elle l’ordonnatrice de ce massacre qui a lieu autour d’elle ? Des têtes seules, rondes comme des boulets de canons projetés, propulsés, tournoient dans un enfer de fumée et de particules. Dante, chant V de L’Enfer : « Je vins en un lieu où la lumière se tait, mugissant comme mer en tempête, quand elle est battue par vents contraires. La tourmente infernale, qui n’a pas de repos, mène les ombres avec sa rage ; et les tourne et les heurte et les harcèle. »

« La présence » : un homme, bouche ouverte, est collé au précipice d’une fissure du bois. La faille épouse le profil de son visage, comme si là où s’arrêtait le contour de notre corps commençait un abîme, qu’il faille se serrer dans sa peau pour ne pas tomber. 

« La variable » : tout porte en soi ses barreaux et ses cases, ainsi ce bois où, pris dans une fenêtre de cage, des visages se pressent, collés à la vitre du compte-fils à travers lequel nous les regardons, ils hurlent peut-être, bouches bâillonnées par la surface plane du verre qui rend leurs cris inaudibles. Mais comme nous entendons le cri chez Munch, ceux-là aussi nous assourdissent.

« Mémoire du tomahawk » : le bois a une forme de tomahawk, à l’articulation du manche et du fer est couché l’assassiné, tête pendante du corps, pris par une mort violente, le corps encore en défense pour retarder le coup fatal, accroché à une paroi de montagne. Depuis longtemps l’homme armé a rejoint des espaces plus cléments.

« La délicatesse » : on est surpris en approchant son œil de découvrir un géant, une espèce de Samson à la longue tignasse. La délicatesse est dans un geste de sa main, une main presque efféminée, une position d’appui sur les doigts comme si la plus grande des forces ne pouvait être soutenable que par un geste élégant. La force mauvaise est toujours sans élégance ni délicatesse. Me revient en tête ce plan de King Kong où le monstre tient délicatement la jeune fille entre ses énormes paluches.

« L’abîme » : un vieillard et une petite fille, assis de part et d’autre d’une roche, eux-mêmes sur une roche. Le vieillard est assis en hauteur et tourne le dos à l’enfant. L’enfant (une fillette échappée d’un tableau de Balthus) a les mains sur ses genoux, son regard clair va droit devant elle, pourtant sa tête est inclinée vers le vieillard. Ces deux-là ne se parlent pas. Une immense tristesse se dégage de ces êtres autistes.

« Boîte de l’inconfortable posture » : femmes jambes écartées, femmes offertes. L’insupportable posture est d’être donnée, jetée en proie. Les proies que nous sommes tous les jours, mais nous n’y voyons que du feu, en gentils consommateurs, nous appelons confort notre mise à mort. Couchés, jambes ouvertes, nous avons oublié la posture debout et marchant. Inconfortable posture titre Agnès Thuin, parce qu’il faut dire que ce que nous considérons comme confortable est un leurre, qu’à force de nous faire baiser nous avons quasiment admis que c’est cela notre destin, notre posture naturelle. 

Quelque chose de quelqu’un est resté accroché quelque part

Où le retrouver ? Agnès Thuin serait une archéologue des âmes, des postures de la vie qui resteraient inscrites quelque part, sur un support minéral ou végétal qui recevrait notre ultime souvenir. Lorsque nous recherchons nos morts dans nos mémoires, ce n’est jamais une image photographique qui nous apparaît mais soudainement un geste, une façon de, un déhanché dans la marche, une posture. En regardant à travers le compte-fils, en voyant les morts d’Agnès Thuin, j’ai l’impression d’être plus proche des miens, que ceux-là ensemble forment une société de postures. Ces postures ne nous sont pas indifférentes, elles nous appellent en même temps dans un au-delà et un en dedans. Pourrions-nous vivre sans les morts ? Non pas exister, puisque nous existons par le fil des générations, mais vivre, être présents au temps et au monde. Avec les œuvres d’Agnès, je ressens combien nous serions désemparés si les morts n’existaient pas. Nous partageons avec eux l’existence. Ils nous regardent par l’autre bout de la lunette, il nous faut pour les voir, accommoder notre regard vers le très proche, l’en dedans, nous séparer de la vision vers le lointain, le futur, reprendre dans ses yeux le présent pour lier ensemble les temps, les lier comme un fagot de bois qu’on transporterait sur son dos, viatique pour faire le feu, pour brûler quand il le faudra les images imposées, celles qu’on nous force à voir, celles qu’on nous vend comme représentatives. Retrouver alors nos propres images mentales qui prennent chair dans nos corps et dans les postures des corps morts. 
Il faut accepter de dériver, de sortir des traces, de quitter la page pour prendre, pour reprendre conscience de notre propre inscription, qu’il faut écrire quelque chose tout seul, que la posture unique n’est pas ambition égoïste mais ce qui peut nous sauver du leurre du progrès. Pas de la terreur…

Marie Frering, 2006