Un ouvrage
de Marie Frering
Quidam éditeur, 2005
80 pages, 10 euros
ISBN 978- 2-915018-27-1
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Critique
Pavane pour Désirée
par Veneranda Paladino
Les Dernières Nouvelles d'Alsace
Il y a Ingrid, la fillette momie allergique dont la peau se décolle et qui a chanté sous la photo du Führer. Il y a L'Enfant qui a une maladie des yeux douloureuse, et qui pense beaucoup, à Dieu, aux nattes longues de Liselotte. Et puis il y a Désirée, née tandis que sa mère meurt en couches.
Toutes trois, Ingrid Caven, réinventée par Jean-Jacques Schuhl (Gallimard), Das Kind de Christine Lavant (éd. Léo Scheer), et Désirée de Marie Frering serrent le cœur, et soulèvent de fortes émotions.
De la dernière, la Strasbourgeoise Marie Frering, l'appétence d'écriture et de lecture est connue. L'enfant puis l'adolescente dévorait les livres des tourniquets de la librairie à Villé. La future laborantine ne voulut rien savoir des tubes à essai tant l'appel des signes et des lettres fut le plus fort. Écritures radiophonique et théâtrale, au sein d'ateliers, pour des documentaires - dernièrement Animal Museum réalisé avec Philippe Poirier sur le Musée zoologique de Strasbourg -, Marie Frering auteure autodidacte tout terrain ?
Il en va des paysages comme des géographies romanesques. La boussole de Marie Frering pointe à l'Est : à Sarajevo - elle y prépare un film avec Damien Fritsch -, en Géorgie - où accompagnée par les mots de Ramuz et ceux du poète Vija Ghavela, elle tourne un documentaire de moyen, métrage au titre magnifique Le Brouillard monte de la montagne. Pas question d'y rejouer la dramatisation des sommets, mais s'imprégner de l'univers sacré fait de pratiques chamaniques liant les paysans-poètes à leur terre.
Le premier roman qu'elle publie chez Quidam Éditeur saisit par sa puissance poétique. Après des contretemps, elle croisa le chemin d'un éditeur qui défend des auteurs plutôt que des livres.
La couverture affichant le dessin de Nuje Moch, la dédicace à Claude Riehl et l'exergue empruntée à Giorgio Manganelli donnent des clefs d'entrée. Fusain ou crayon cernant le regard obstiné d'une fillette, Claude Riehl, l'ami et le maître à maints égards indispensable (indépassable traducteur d'Arno Schmidt), et l'extrait de La Nuit posent « le récit ou plutôt un fragment de récit, parce que les récits ont en général tendance à se briser en fragments, soit parce que tout récit, quelque global qu'il soit, est un fragment ».
De la fabrique d'écriture émerge le glissement relevé par Julien Gracq : en lisant en écrivant, balancier inéluctable tant il est vrai que l'on écrit d'abord parce que d'autres avant vous ont écrit, constatait l'auteur du Rivage des Syrtes (Corti). Marie Frering a glané au fil de ses lectures, des recherches bibliographiques, en travaillant sur diverses archives, dont celles du Musée zoologique de Strasbourg, un corpus consigné dans des carnets. Glaneuse de mots comme de sons dont la collecte fertilisa la feuille blanche. Point de graisse mais une précision alliée à l'exhumation de mots anciens qui voisine avec l'orfèvrerie de Jean-Louis Trassard.
Dès lors apparaissent des pépites comme celle grappillée à la page 49 : « Le lit de Désirée est un drap de mots soudés aux articulations.» Bien d'autres sont éclairées à la lumière du merveilleux qui habite l'enfant. Fortes images mentales qui dans une apparente simplicité touchent juste, et réifient une présence aiguë au monde. «Tes mots font aboyer en moi des chiens qui sommeillent», dit l'oncle Pelam.
Mais Désirée, c'est aussi l'histoire de la double chaloupe qui cabota de Nantes vers Brest le 30 septembre 1806, celle du tremblement de terre de Mendoza en Argentine, un soir de 1861. La volonté étant de «créer l'existence romanesque, son entièreté par fragments, et de relier Désirée à d'autres objets et personnages».
Des livres vous traversent comme ils traversent le temps, Désirée se dit autant qu'il se lit, et produit ce tremblement de sens qui met en branle l'appareil d'interprétation symbolique. Et provoque comme l'écrit Tzvetan Todorov (*) «un mouvement dont les ondes de choc se poursuivent longtemps après le contact initial.»
(*) in La littérature en péril, 2007