Quelques citations de Marie Frering Marie Frering - bannière
S'esch nat g'sé, alli litt han g'hielt !

S'esch nat g'sé, alli litt han g'hielt !
C'était beau, tout le monde a pleuré !

Les nuages couraient dans l'air saturé de bruine, les gouttes d'eau se balançaient mollement aux crépines des arbres, les galonnaient, enflaient avant de céder sous leur propre poids et de gonfler la terre. Une bourrasque rabattit la lourde porte, envoya valdinguer le cierge du premier servant de messe qui s'évertuait à domestiquer les plis de son aube. Avant de descendre l'escalier, on vit chacun se serrer un moment dans ses bras, puis boutonner, rajuster, ceinturer manteau ou veste, relever col ou écharpe, visser casquette ou chapeau, enfin enfoncer les mains dans les poches ou tenter d'ouvrir un parapluie. 

Le cortège des chrétiens grelottants démarra à cappella, sans l'attendue sonnerie du glas. L'aphasie des cloches durait depuis plus d'une semaine, depuis cette nuit de vendredi où une boule de feu s'était acharnée sur le mécanisme horloger. Elle avait rugi avec la fureur d'un fauve dans la cage du clocher; tordu; déchiqueté; plié; disloqué. Et le fer déjeté avait gémi. Les dégâts étaient irréparables, seules les trois cloches (Mathilde, Jeanne et Cécile) avaient résisté, l'achat d'un nouveau mécanisme s'avérait indispensable. C'est là que le bât blessait...
La querelle chauffait entre le conseil municipal et le conseil de fabrique. Les deux tergiversaient quant à la quote-part à fournir pour le nouveau mécanisme. Bataille entre crédules qui avaient fait l'économie d'une souscription d'assurance, comptant bien sur le vieux paratonnerre pour protéger l'église des ravages de la foudre. Une vraie querelle de clocher ! L'horloge, ses aiguilles narquoisement immobilisées sur deux heures dix, en attendaient l'issue.

Le cortège suivait cet après-midi-là un cercueil recouvert d'un drapé blanc qui s'échappa bien vite, et fut si maculé de boue qu'on le laissa à la charge d'un servant de messe qui, furieux, le tassa en boule et le coinça sous son bras. Les enfants (ils sont si faciles à réquisitionner à la sortie de l'école, d'autant que l'école jouxte l'église !) entonnaient la première strophe d'un cantique très apprécié aux enterrements car il en comptait vingt-deux, ce qui suffisait largement pour couvrir le trajet jusqu'au cimetière. Les paroles du refrain annonçaient que oui nous nous lèverions et irions vers Notre Seigneur. Les écoliers chantaient de mauvaise grâce. Certains traînaient tellement sur le oui du refrain que strophes et refrain se chevauchaient pour former une cacophonie qui s'accordait finalement mieux avec des esprits endeuillés que le cantique vif et plein d'espoir (noté sous le titre : allegro). Le jeu habituel des enfants quand il fallait avancer en rangs consistait à écraser le contrefort du soulier du gamin devant soi, à  insister jusqu'à ce que celui-ci soit forcé à sortir du rang pour se rechausser. Les plus hardis en profitaient pour lambiner, se laisser dépasser, et fuir la procession. Le pas lent des quatre porteurs rythmait cependant la marche. On avait résolu l'éternel problème des plus grands et des plus petits en inscrivant la tâche de porteurs de cercueils en avenant au contrat de quatre ouvriers municipaux choisis pour leur taille (normale) et leur force (moyenne). Ceux-là avaient été bien content d'échapper à l'avenant "fossoyeur" qui avait été dévolu au plus fort d'entre eux qui était aussi, malheureusement pour lui, le plus petit. 

Les quatre hommes n'avaient guère connu la morte, ils se rappelaient vaguement la silhouette d'une jeune femme plutôt grosse, ce qui ne correspondait pas au poids qui pesait sur leurs épaules.
Oui, elle avait été une jeune fille lourde et dépourvue d'attraits. Tous ses efforts de coquetterie furent si peu habiles qu'ils ne contribuaient qu'à souligner sa disgrâce. Déjà adolescente elle était gantée d'une allure de vieille fille destinée à la domesticité : jupes épaisses couvrant les genoux, corsages trop serrés sur ses gros seins, et puis toujours ces foulards dégriffés avec leurs motifs allant du fer à cheval et ses chevaux (coloris bruns), du gouvernail et ses bateaux (coloris bleus) aux sémillants oiseaux de paradis. Pour comble elle voyait mal; ses yeux globuleux et exorbités tentaient de percer l'épais hublot de ses lunettes montés d'une pesante ceinture d'écaille brune, de celles qui sont intégralement remboursées par la Sécurité Sociale. Mais la jeune fille était vaillante et douée d'un coeur généreux.
La famille ne s'y trompa pas et accueillit avec joie l'aubaine d'une fille si dévouée et si peu exigeante. Elle aimait à plaire à ses aînées qui la récompensaient par leurs confidences, leurs petits secrets ainsi que par des dons généreux d'objets inutiles ou de vêtements qu'elles n'aimaient pas mettre. Elle rangeait proprement et soigneusement ces affaires, expurgeant les hypocrisies, lustrant patiemment les mensonges jusqu'à y voir des aphorismes de grande sagesse. La mère se sentait de plus en plus fragile et faible, affectée de nombreuses douleurs sournoises, de migraines soudaines après les repas, de manque de sommeil en plein jour, de ces afflictions qu'on nomme communément rhumatismes, ce qui l'empêcha de plus en plus de tenir son ménage et de faire la cuisine. La jeune fille la seconda avec abnégation, la soigna mieux que le médecin perplexe devant tous ces maux. On ne lui reprocha jamais ses médiocres résultats scolaires, on l'encouragea, lui conseilla de choisir plutôt une filière courte et de préférer une profession manuelle. Et ce furent de grandes réjouissances lorsqu'elle organisa une fête pour l'obtention de son diplôme d'aide-soignante. Elle était aussi fort estimée comme bénévole car elle n'avait pas son pareil pour les tâches les plus ingrates. 
Il faut dire que la foi catholique était l'orgueil et le bien précieux de cette famille, toute la maison en rayonnait. Le père notamment, était tellement catholique qu'il regrettait amèrement la liturgie en latin, se passionnait pour les romans sur la chouannerie, et militait  (discrètement il va sans dire), pour les royalistes. Elle astiquait, valorisait ce bien précieux, le faisait reluire, briller, y consacrait toutes ses forces.
Souvent on recevait des jeunes gens. Elle allait ouvrir la porte, les filles et les garçons entraient, accueillis par son sourire admiratif. Les garçons étaient souvent de jeunes séminaristes ou de beaux gars  fiancés à des jeunes filles pieuses auxquelles elle se hâtait d'offrir son amitié fraternelle. Et il y avait bien sûr les chevaliers servants de ses soeurs, ceux-là elle les choyait particulièrement. La famille (surtout le père) voyait d'un très bon oeil ces joyeuses assemblées où, dans des discussions animées, entre deux jeux de société, les jeunes gens professaient de sévères et virulentes critiques (fort bien étayées) contre le laxisme de l'Eglise moderne. Elle était charmée par l'intelligence, le bon sens et la foi solide de ces jeunes hommes et son coeur se prenait à éprouver des sentiments amoureux. C'était, hélas, souvent pour un jeune séminariste et elle se reprochait secrètement le désir de le faire dévier d'une si noble vocation.
Aucun homme ne l'avait jamais approchée, et elle devait être bien maladroite et gauche, car il lui semblait qu'aucun ne voulût d'elle. Elle en souffrait, et elle aurait bien donné des années de sa vie pour ne plus être vierge. Elle avait honte lorsque ces pensées l'assaillaient, alors elle s'accrochait aux mots des prières et promettait mille mortifications pourvu qu'elle rencontre un homme qui l'épouse en bon chrétien et lui fasse des enfants. Oh le mariage ! Avec une belle robe blanche comme celles qu'elle voyait dans le magasin qui portait un si beau nom latin : Pronuptia. Elle souffrait de plus en plus dans son corps et faisait souffrir son corps en lui imposant de longues stations à genoux dans les églises et des jeûnes à toute occasion. Jeûnes qu'elle regrettait ensuite car dans ces périodes son esprit vagabondait légèrement vers des pays peuplés de Lancelot et autres chevaliers courtois, mais plus souvent encore était habité de cauchemars où défilaient des cortèges de pécheurs lubriques et insoumis. Sa soeur était entrée dans les ordres et elle enviait tant d'abnégation. Bientôt, se disait-elle, j'aurai trente ans. Mais quand elle eut trente ans, elle découvrit qu'une maladie insidieuse la grignotait. En quelques semaines, l'horrible cancer se généralisa et l'emporta dans la tombe. 
La longue nef de l'église était envahie de fleurs blanches, jusqu'au cercueil qu'elles serraient à l'en étouffer. Elle fut canonisée par le discours si subtil prononcé par le père. Le blason de la famille s'enorgueillissait à présent du lys blanc des vierges martyres.
L'ouvrier fort et petit finissait de combler la fosse avec les lourdes mottes de terre détrempée, les enfants avaient chargé les bras du moins vif d'entre eux de tous les carnets de chant et rentraient chez eux de flaques en flaques. Un petit groupe se hâtait vers la salle communale. Tout le monde était transi et l'on courait presque. Là encore, des fleurs blanches garnissaient les tables. On parla de la bonté de la jeune femme, on évoqua les joyeuses soirées scoutes en sa compagnie, on se réchauffa à ce feu. 
On grignota.
On déboucha du blanc.

 


2001


Publié dans La revue alsacienne de littérature