La main vide est la poche des secrets
Le bonheur est un dieu qui marche les mains vides
Et regarde la vie avec des yeux baissés.
Henri de Régnier
(in Vestiga flammae)
La main vide est la poche des secrets
Les mains vides montrées, retournées, paumes vers le ciel, c’est le désarmé qui s’avance.
C’est la place Tien An Mien ou Budapest en 56.
Ici, aujourd’hui c’est le stigmatisé « pauvre », celui dont tout le monde parle et que personne ne connaît, le sans-main sans travail, la bouche inutile et désagréable dont la politique s’occupe sans savoir ce que c’est que d’avoir les mains vides.
La main vide aujourd’hui retourne aux poches percées et par là aux stigmates des mains percées du Christ.
C’est bien de cette pensée qu’est né un abbé Pierre mort. Les gars d’Emmaüs savent cela. Qu’on ne peut pas rester poches et mains percées si on n’est pas le Christ.
L’ordinaire s’ordonne pour que les mains, malgré tout, s’activent. Parfois, de trop de désoeuvrement aujourd’hui, la main détruit, elle s’arme. Une main nue montrée, offerte, c’est pire qu’un défilé de gens nus comme ces fous de Suisses l’ont fait dans les années 80 à Zurich ; la main nue, la paume montrée c’est l’inverse de la mendicité, c’est l’offertoire, pour prendre encore un terme religieux. Et là est le secret, car il est impossible de lire dans une main sans y chercher le coeur. La main vide est la poche des secrets de ce que nous ne connaissons pas de l’autre. Elle devient elle-même objet. Se pencher sur la main de l’autre c’est être brièvement en face d’une topographie inconnue, d’une terra incognita offerte. Et les yeux se mettent à l’endroit central des stigmates de la main, nous en connaissons l’image mais le sens profond nous échappe, qu’est-ce que c’est que ces mains avec un œil au milieu ?
Que mettons-nous dans nos mains ?
Un désir fou d’être vus au plus intime de ce que nous sommes ? Lorsque je regarde mes mains vides, je ne veux pas les remplir, j’aimerais que mes mains soient aussi inutiles qu’utiles. Qu’elles aient la chance de caresser comme de couper du bois ou bien d’être sur l’ordinateur, comme je le suis la plupart du temps. Et nous sommes réellement fous de désir que l’autre accepte que la main se retourne pour se poser sur le corps de l’autre et que l’autre pose la main sur nous. Alors ces mains nues que photographie Antoinette, ça serait un désir de liberté inaccessible ?
Un désir d’être nus ? D’être « gratuits » ? D’être pauvres ?
La plupart du temps l’expression les mains vides est accompagnée du négatif, ne pas venir, ne pas partir les mains vides.
Il y a plus de 35 000 ans, nos ancêtres de la préhistoire marquaient les murs des grottes de leurs mains négatives ou positives. Les mains négatives c’est aussi le titre d’un film de Marguerite Duras, où une voix adresse une parole tendre aux laissés pour compte, aux travailleurs noirs, à quelques femmes de ménage portugaises, aux SDF.
En photographiant cette nuit de Noël 2006 les mains vides, les paumes offertes de ceux pour qui Noël est le négatif du nôtre, de nos mains pleines de cadeaux reçus et offerts, Antoinette écrit une histoire des inconnus. Et en continuant à photographier d’autres mains, elle nous relie dans l’Histoire.
Marie Frering, février 07