Quelques citations de Marie Frering Marie Frering - bannière
Les rêves de ce livre me traversent sans arrêt
Un ouvrage 
de Marie Frering
Quidam éditeur, 2005
80 pages, 10 euros
ISBN 978- 2-915018-27-1
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Critique

Les rêves de ce livre me traversent sans arrêt

par Robin Hunzinger
La revue des ressources
(www.larevuedesressources.org)
, 18 février 2010

C'était hier, un jour de brouillard et de neige dans les montagnes. Le facteur m'a apporté deux livres. Palpant l'enveloppe, je me suis d'abord arrêté sur L'Ombre des montagnes de Marie Frering.
J'ai d'abord regardé la couverture, vu son nom, Marie Frering, puis le titre, L'Ombre des montagnes, la photographie de couverture de Damien Fritsch, le nom de l'éditeur, Quidam, la collection, Made in Europe. Ensuite je l'ai retourné, lu la biographie de Marie par curiosité, car je la connais, et ensuite j'ai ouvert le livre.

Curieux de lire un livre sur une ville que je connais, avec qui j'ai eu une histoire particulière, étonné aussi par cette photographie de couverture prise d'en haut d'un immeuble - où l'on voit une femme de loin traverser une rue lavée par le gel - j'ai dévoré ces phrases de Mesa Selimovic, en prologue du livre :
"De ce prodige qu'on appelle la guerre, je me rappelle une foule de détails et seulement deux événements et si j'en parle ce n'est pas parce qu'ils sont plus pénibles que les autres, c'est seulement parce que je ne parviens pas à les oublier."
J'ai lu presque tous les livres sur Sarajevo, sur la guerre de Bosnie. Souvent j'ai vu des écrivains essayer de se mettre à la place de personnes qu'ils avaient rencontrées ; j'ai lu des polars, des essais.
Contrairement à beaucoup d'autres, le livre de Marie, raisonne toujours lorsque je marche dans la neige et que résonne le bruit de mes propres pas :
"Nous sommes tous anormaux. Enfermés dans ce cirque de montagne. Sur les hauteurs, les quérulents n'ont d'autres gueules que celles du métal et du feu qu'ils nous destinent. Ils nous sculptent, dessinent nos cages, colorient nos journées, nous modèlent, nous exhibent : […]"
Il y a "elle" la narratrice", et cette parole intérieure qui dit :
" Le rire emplit ta gorge. Tu lèves ta tête pour faire place à ton rire. Tu le goûtes, il monte vers ta langue, il emplit ta bouche, jusqu'au bord des lèvres, tu ne sais pas si c'est un sale rire qui raisonne ou un bouquet de fleurs de rosée qui vient éclabousser tes yeux."
Je me souviens avoir parlé avec Marie il y a un an dans un bar glauque ou je l'avais emmenée, tard dans la nuit, de ces moments-là justement, ou le rire devient grotesque, terrible.
Et là, en lisant ce livre, en retrouvant "l'Ombre des montagnes", je retombe dans mon propre enfer.
Marie Frering arrive, avec ses mots, sa langue, à décrire - avec la distance de ce "elle" - ce Sarajevo où Marie a vécu de 1994 à 1997.
Pour autant, ce livre n'est pas juste un livre sur Sarajevo, c'est un livre sur le regard, le regard et sa distance, la distance de celui qui voit, mais qui ne partage pas la même histoire, qui ne pourra jamais la partager entièrement. Et c'est justement dans cette confrontation entre regard et littérature que ce livre se révèle universel.
Les combats sont terminés. La narratrice reste dans la ville.
"Une jeune fille avec un aspirateur à la main s'avance vers moi. Elle s'arrête, saisie. Nous nous reconnaissons." Ma mémoire s'affole à la recherche de son prénom. Elle aussi semble semble avoir oublié puisqu'elle me vouvoie."
Marie Frering écrit des scénarios et cela se sent car son écriture est visuelle, instantanée, brève, concise, même dans les rêves de la dernière partie du livre.
Etrangement, en repensant à ce livre, je pense à lui, comme si je pensais à un film. Des scènes, des cauchemars me reviennent. Puis je n'ai pas envie de le lâcher ce livre, alors je l'ouvre, entre le montage de deux séquences, au hasard, je lis une phrase, elle me nourrit. Je sors, dans mes montagnes. J'entends les chasseurs et leurs chiens. Je marche, je pense à l'ombre des montagnes, à celui qui rêve d'un arbre planté au milieu du ruisseau qui traverse le village. Je rêve. Ce livre continue à me porter. Les rêves de ce livre me traversent sans arrêt.
John Berger a dit que "Frering est le Brueghel de Sarajevo".
Ce n'est pas faux.
En lisant cette phrase, j'ai revu tout de suite dans mes rêves, ce tableau qui m'impressionnait tellement à 12 ans : "le massacre des innocents".