L'heure du poltron
Dix récits, en époques et lieux différents, où tremblent les destins des personnages, où les événements franchissent en transfuges les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, où le réel et l’irréel sont poreux, où les vies s’écartent de ce qui semblait être leur trajectoire
Premières pages
« La Renarde tricote, ses yeux divaguent vers la petite
fenêtre où les dentelles de givre ont vaincu les araignées
et rompu leurs toiles. Elle est presque aveugle. Les
mains croisent le fer des aiguilles, l’index en crochet
règle la tension du fil et la laine est engloutie . toute
allure. La mémoire construit avant, arrière, manches,
bordures de côtes, mailles à l’endroit, à l’envers, les filées
glissent comme un navire léger. Pas besoin de beaucoup
d’attention pour ce chandail d’homme. Ce qui empoisonne
la vie de la tricoteuse, ce sont les commandes de
layette, ces brassières ajourées où il s’agit de compter
continuellement le nombre de mailles.
Du côté de la fenêtre, un pâle rayon de lumière
vient chatouiller le gris de cette journée d’hiver. Elle est
emmitouflée dans une couverture piquée, aux motifs
passés de feuillages et d’oiseaux. Pour être à l’aise, elle
y a pratiqué des ouvertures pour passer les bras. Des
filoches de laine cardée s’en échappent aux épaules et
avec son vieux bonnet de fourrure sur la tête, elle ressemble
À un soldat de Gengis Khan. Il fait froid. Elle
économise le bois, entretient seulement les braises de la
cuisinière. Ce n’est qu’au moment des repas qu’un peu
plus de chaleur réchauffe la maison.
On dirait une vieille miséreuse au fond d’une isba.
Mais la Renarde n’a pas trente ans, même si son visage
émacié et marqué par la scrofule la fait paraître bien plus
âgée. Sous cet accoutrement, dans ce corps éprouvé et
sous ce sobriquet, vit une femme à l’âme tumultueuse et
vive, visitée, si ce n’est assaillie sans cesse par les mots et
les phrases. Son regard levé vers la fenêtre est le regard
du poète . la recherche de la juste musique. Un regard
envoyé en direction de n’importe quoi, d’une brillance
ou d’une matité, pour trouver le nimbe ou l’acerbe qui
donnera à la phrase, au poème, sa lumière, son âcreté,
son ton, sa mélodie. L’objet, un éclat de lumière sur le
givre ou la filasse d’un rideau qui bouge, est sans importance.
Le regard ne voit pas, il perçoit, le temps d’y
inscrire une cadence pour la laisser filer puis la capturer.
Quand quelque chose a pris corps ainsi, la Renarde
pose son tricot et attrape un crayon plat de charpentier
qu’elle a plaisir à garder, comme les gens de métier, assis
sur son oreille. Concentrant ce qui lui reste de vision
et plissant les yeux, elle note sur les pages d’un missel
ce qui vient de la traverser."